Pourquoi les enfants en morceaux ?
En 1979, le mensuel "Choisir la Cause des Femmes" (journal du mouvement Choisir, dirigé par Gisèle Halimi et Michèle Chevalier) publiait un numéro spécial intitulé "Les Enfants en Morceaux" consacré aux enfants martyrs. Juge, policier, psychologue et psychanalyste célèbre y étaient interviewés et y présentaient une vision extrêmement ambiguë de l'enfance en danger, souvent pleine de suspicion à leur égard et d'excuses pour les adultes agresseurs. 40 ans après, d'indiscutables progrès ont été réalisés par la société mais, dans les consciences et dans les faits, tout n'a pas changé.
Pour le lecteur de 2019, la lecture des interviews du journal Choisir de septembre-octobre-novembre 1979 a quelque chose de saisissant. Au fil des pages, on peut y faire un constat particulièrement troublant et souvent révoltant. D'une part, on observe que - si la plupart des professionnels interrogés (juge, commissaire, psychologue, psychanalyste) expriment une vraie préoccupation sociale pour la protection - l'esprit de l'époque est clairement emprunt d'une vision paternaliste qui confine à la minimisation des souffrances des enfants concernés, à l'excuse de la société et des adultes. Les enfants y sont davantage perçus comme des dangers potentiels que comme des victimes piégées dans des environnements toxiques.
Quelques citations mises en exergue par les enquêtrices du journal (Annie Brunet, Béatrice Jade et Christine Pecqueur) font apparaître des jugements et interprétations glaçantes des professionnels : "L'enfant martyr souffre moins que ses parents maltraitants", "Une fille violée par son père est toujours consentante", "Ce n'est pas la femme battue qu'il faut aider, mais son mari.", etc.
Il est évident que les journalistes de Choisir ne partageaient rien de ces jugements, et leur mérite est de les avoir clairement mis à jour.
Le clou du spectacle de ce numéro, pour ainsi dire, était l'entretien de Francoise Dolto, la célèbre et très influente psychanalyste des enfants et adolescents (encore une encensée de nos jours par une part importante des parents et professionnels !) avec un florilège de justifications de la violence des adultes envers les enfants (et les femmes). En voici quelques extraits parmi beaucoup d'autres : "Il faudrait dire à l'enfant qui se fait battre qu'il fait honte à ses parents en se faisant prendre pour un chien. Autrement dit, il faudrait dire à l'enfant que très souvent c'est lui qui s'arrange pour être battu." ; "On comprend qu'un homme marié avec une telle femme [soumise et "incapable de s'occuper de ses enfants", Ndr], qui attendait d'elle ce qu'elle avait à faire, en vienne à lui taper dessus."; "Elle [une fille violée par son père, Ndr] ne l'a pas ressenti comme un viol. Elle a simplement compris que son père l'aimait et qu'il se consolait avec elle, parce que sa femme ne voulait pas faire l'amour avec lui [...]. Il suffit que la fille refuse de coucher avec lui en disant que cela ne se fait pas, pour qu'il la laisse tranquille.", ...
Aujourd'hui, certaines tournures d'esprit de F. Dolto et des autres interviewés ne sont pas totalement archaïques et périmées. Elles restent partiellement actives dans les attitudes des professionnels, du public, des journalistes et des politiques. En témoignent, entre autres, les soutiens émus apportés au fugitif Roman Polanski, le soutien du monde éditorial à l'écrivain Gabriel Matzneff (pédophile revendiqué dans ses écrits), celui apporté à Frédéric Mitterrand après ses récits pédophiles, la sérénité relative aujourd'hui de Daniel Cohn-Bendit malgré ses propos pro-pédophiles dans les années 70, la confusion toujours présente dans les têtes concernant l'affaire d'Outreau (12 enfants reconnus victimes par la Justice, encore considérés comme des menteurs), l'impasse en 2018 sur le projet d'un seuil inamovible du consentement des mineurs, les multiples actualités mettant en lumière l'échec des services de protection de l'Enfance, etc.
Les enfants en morceaux existent toujours : en France, 2 enfants meurent par jour de maltraitance (Inserm, 2008), 20 % des enfants subissent des maltraitances significatives avant l'âge adulte (OMS, 2010), 10 % des enfants sont victimes de violences sexuelles avant l'âge de 18 ans et plus de 75 000 mineurs sont violés chaque année.
Oui, les choses changent, elles avancent. Mais beaucoup reste à faire. Notre objectif dans ce blog sera d'identifier, encourager et soutenir tout ce qui peut protéger l'enfance, interpeller et sensibiliser les décideurs et le public, et dénoncer les justifications perpétuelles du sacrifice de l'enfance.
Lucie DIMINO & Vincent CAUX - Les Enfants en Morceaux © 2019 (pour toute citation, prière de citer les auteurs)
NB : Ci-dessous, en téléchargement, le journal "Choisir la Cause des Femmes" sept-nov 1979.